Dans les discours officiels, la Tunisie prône la liberté du marché et la promotion de la concurrence. En pratique, c’est une toute autre réalité qui se joue, aux dépens du consommateur, pris en étau entre des entreprises qui s’entendent illégalement sur les prix et un État complice par son silence – voire par son implication directe.
L’entente sur les prix, pratique pourtant proscrite dans la plupart des systèmes économiques libéraux, est ici à la fois tolérée et dissimulée sous des justifications légales, offrant aux entreprises un boulevard pour instaurer des prix uniques. Le marché tunisien, censé être régi par l’offre et la demande, est devenu un terrain de jeu verrouillé où la concurrence est une illusion, et la qualité, une denrée rare.
Le Conseil de la concurrence : un organe neutralisé par la loi
Théoriquement, le Conseil de la concurrence est chargé de veiller à l’application des règles du jeu. Mais en Tunisie, cette institution ressemble davantage à un figurant de théâtre qu’à un arbitre. Les failles juridiques, laissées intentionnellement dans les textes, vident de sa substance toute velléité de sanction. Pire encore, le projet de réforme actuellement à l’étude ne fait que renforcer cette impuissance, en assortissant les sanctions de garanties telles qu’elles deviennent inapplicables.
L’exemple des opérateurs de télécommunications est, à cet égard, édifiant. En octobre 2020, une enquête avait été ouverte sur une possible entente sur la hausse des prix de l’Internet. Les trois opérateurs avaient effectivement augmenté leurs tarifs… en parfaite synchronisation. Une violation manifeste des principes de la concurrence ? Sans doute. Une infraction punie ? Jamais. Une sanction exemplaire ? Inexistante.
Une complicité institutionnalisée
La réalité tunisienne dépasse la simple passivité. Les ententes tarifaires se trament parfois sous la bénédiction directe de l’État, via ses propres institutions. Dhia Khalfallah, membre de l’Association de Lutte contre l’Économie de Rente (ALERT), ne mâche pas ses mots : « Ces pratiques ne sont ni rares ni cachées. Elles sont orchestrées au sein même des structures professionnelles, en présence des représentants de l’État. »
L’exemple des banques tunisiennes illustre cette dérive. Réunies sous l’Association professionnelle des banques, et avec la supervision directe de la Banque centrale, ces institutions financières fixent ensemble des barèmes tarifaires, uniformes et inévitables pour le citoyen. Comment parler encore de liberté de choix ou de marché ouvert ?
Le paradoxe légal tunisien : tolérer l’interdit
Ce qui choque le plus, c’est le paradoxe juridique tunisien : une entente sur les prix peut ne pas être illégale si elle respecte des marges imposées par l’État. Or, dans les faits, toutes les entreprises appliquent systématiquement la marge maximale autorisée, rendant toute concurrence inutile. Résultat : le consommateur achète, au même prix, des produits ou services de qualité inégale, sans pouvoir choisir selon ses moyens ou ses exigences.
Une trahison du pacte social
L’État tunisien, en ne protégeant pas ses citoyens contre ces abus, trahit le pacte social. Il ne joue plus son rôle de régulateur, mais devient acteur d’un système inégalitaire, verrouillé et injuste. L’unification des prix, qu’elle soit dictée par les entreprises ou validée par l’État, assassine la concurrence et impose un carcan économique dans lequel le citoyen n’a ni marge de manœuvre, ni recours.
À quand un véritable sursaut ? À quand une loi claire, appliquée, avec des sanctions effectives et dissuasives ? À quand un Conseil de la concurrence autonome et efficace ? Tant que l’État fermera les yeux – ou pire, tant qu’il continuera à tendre la main aux cartels économiques –, les Tunisiens continueront à payer, au prix fort, le prix d’un marché truqué.